Extrait 1 : Une princesse peu ordinaire !

CHAPITRE 1

 

Château du Royaume de Simrod.

 Point de vue Bianca

— Il y a des fois, Princesse Bianca, j’ai vraiment envie de vous attacher à votre lit ! Princesse ! Où êtes-vous encore passée ? Votre précepteur vous attend. Bianca ?

Comme une idiote, je pouffe en silence ! Dix minutes que Madame Delaigle tourne en rond dans les couloirs du château. Plus que deux ou trois et elle se sera fait une raison. « Cette petite indomptable de Bianca a encore pris la poudre d’escampette » se dira-t-elle. D’ici peu, ma brave dame de compagnie retournera fureter dans les cuisines pour subtiliser quelques biscuits encore chauds. La pauvre ! Si elle savait que je suis juste à côté d’elle, dans une petite cachette secrète. Malheureusement, je ne peux pas sortir tant qu’elle est dans les parages. Allez, Madame Delaigle ! Vous sentez ces délicieuses effluves de cannelle ?

En chassant un insecte qui vient de se poser sur ma joue, je réalise avoir oublié de me badigeonner de lotion. Un vieil apothicaire m’a donné la formule en me voyant déprimée de ne pouvoir sortir. Si ma peau devait se colorer au soleil, le roi me déshériterait certainement. Avec application, je m’enduis les bras et le visage : ainsi tartinée, elle reste bien blanche.

Un dernier coup d’œil à travers une fente du mur. Elle est partie ! Personne ne rôde, le passage est libre. Je me faufile derrière les grandes tentures du couloir. Encore quelques mètres et à moi la liberté. Je rase les pierres jusqu’au portillon qu’utilise le cuisinier pour acheminer les denrées. Habituellement, je ne sors pas dans l’après-midi mais, aujourd’hui, l’heure est grave. Je m’apprête à entrer dans l’illégalité. À deux, inspiration, à trois courir pour atteindre la tour de guet. Un, deux… trois ! Je m’élance et slalome entre les poules qui picorent paisiblement. J’y suis ! Expiration ! Maintenant, traverser la basse cour et franchir le pont-levis en plein jour, sans me faire repérer, ne va pas être commode. J’espère qu’avec les vieux vêtements que mon ami Matt m’a donnés, les gardes me prendront pour un jeune paysan. Avant de me lancer, je vérifie que mes longs cheveux noirs ne dépassent pas du bonnet. Tranquillement, je me décolle du mur et me dissimule derrière une carriole pleine de tonneaux vides. Je me ravise et me décale pour me rendre bien visible : le meilleur moyen de passer inaperçu est d’y aller franchement et calmement.

— Avance, gredin !

Un soldat vient de me donner un coup de pied aux fesses. Non mais, quelle brute !

— Non. Ne te retourne pas. Baisse l’échine et avance.

— Matt ! Cet homme n’a pas le droit de traiter les gens ainsi.

— Tu veux te faire repérer ?

Matt a raison mais cette façon de faire ne me convient absolument pas. Dès que l’occasion me le permet, je mémorise le visage du goujat. Un jour, nous aurons une explication entre quatre yeux : s’il veut être considéré par le peuple, il doit aussi le respecter. Voici exactement contre quoi je me bats, jour après jour : les injustices ! Du haut de son trône, mon père ne s’en rend pas compte mais son peuple souffre. Je ne l’accable pas. Il est tellement difficile de faire la part des choses quand on a tout. Et puis il est âgé et son entourage lui cache le plus important. Si une fois au moins, il acceptait de m’écouter !

Alors que nous marchons dans les rues du village, je me retrouve propulsée dans une minuscule ruelle.

— Matt ! Tu m’emmènes où ?

— Pose pas de questions et suis-moi.

Je n’apprécie pas du tout la façon dont me parle Matt et j’obéis en pestant. Son regard inquiet et désapprobateur me réduit pourtant au silence immédiatement. Il ne me faut pas oublier que, même si tout ce que je veux c’est aider sa famille, il risque beaucoup plus gros que moi. Si on se fait prendre, au pire je serai privée de dîner. Lui, ce sera la prison ou… je n’ose imaginer. Perdre mon plus vieil ami serait insoutenable. Sans cet échalas dégingandé, qui fait aujourd’hui presque deux têtes de plus que moi, je me morfondrais seule dans mes appartements depuis le remariage de mon père. Je serais devenue une princesse égocentrique n’ayant aucune conscience des réalités.

Notre futur forfait se rappelle à ma mémoire en voyant un chariot plein de blé passer. Déjà quand nous étions petits, ma relation avec Matt était basée sur cette céréale. Afin de se faire quelques sous, le gamin toujours affamé et malin qu’il était prenait de gros risques en allant cueillir des baies sauvages et en les revendant aux cuisiniers. J’aurais donné les joyaux de la couronne pour être la première à me servir dans son panier, lui m’en a offert l’exclusivité contre quelques sacs de farine.

Mon ami vient de disparaître, happé par une lucarne. Je m’avance avec précaution quand deux bras puissants me soulèvent pour m’entraîner dans un couloir sombre. Au bout, je me retrouve plaquée contre un torse immense. L’odeur des sous-bois me chatouille le nez : le Gros-Jean est sorti de sa tanière pour nous prêter main-forte. Cette expression n’est pas qu’une image quand on voit sa force et sa taille. Ce garçon est capable de vous écraser les os à mains nues, aussi facilement qu’un casse-noix broie la coque de ce fruit. Matt a l’air si chétif en comparaison.

— Personne ne vous a suivis ?

C’est un Matt extrêmement tendu qui lui répond en chuchotant.

— Non. J’ai fait super gaffe.

— Suivez-moi. J’ai réussi à voler des croûtons et du moretum. On va peaufiner notre plan en s’en mettant plein la panse.

En file indienne, nous entrons dans la pièce à vivre d’une petite maison. Le Gros-Jean nous présente, comme sa sœur, une jeune femme frêle aux cheveux hirsutes. Si ce n’est ce détail capillaire, rien n’indique leur lien de sang.

— Merci de nous accueillir, Jeanne.

Matt et moi la saluons d’un signe de tête.

— Jeanne pourra faire le guet. Son mari est dans les champs et il va y passer la nuit. Installez-vous.

Nous nous asseyons tous les quatre autour d’une table bancale. Les tabourets couinent dangereusement mais tiennent bon. Jeanne a posé quatre timbales disparates que Gros-Jean s’empresse de remplir d’un liquide brun. Après avoir avalé une grande rasade, il tape du poing sur la table.

— Ça va être un grand jour. Les villageois les plus pauvres comptent sur nous.

J’acquiesce d’un signe de tête mais la peur monte.

— J’espère que personne ne va nous trahir ?

— Ne t’inquiète pas de ça, Princesse. S’il y a un traître parmi nous, je m’en occuperai personnellement et, crois-moi, il s’en souviendra. Bois un coup, ça te motivera pour ce soir.

J’attrape entre mes doigts tremblants la timbale qu’il me tend. L’odeur du liquide brun me répugne un peu. Je n’ai pas pour habitude de boire de l’alcool et ça ne me dit rien d’avaler ce truc. J’hésite. Mes trois comparses ont déjà terminé et se resservent avec le sourire aux lèvres. S’ils aiment, pourquoi pas moi ? Matt me donne le conseil d’un habitué.

— Goûte pas ! Avale d’un coup.

Je le veux !