
Extrait 1 : Volodia cherche les Amazones
« 1 La rencontre
Kuyr-Deren[1], jour de marché, peu de temps après le début de la saison froide.
Point de vue VOLODIA
Me faufiler discrètement dans les ruelles nauséabondes. Atteindre le marché pour trouver celles que je cherche. Vite ! Le temps m’est compté. Si je me fais prendre, c’est retour à Kuyrman ou pire encore ! La conversation entendue hier soir m’a appris qu’un groupe d’Amazones se dirigeait vers Baendi[2]. Elles ont été vues, elles le voulaient. Donc, elles seront forcément au marché ce matin. C’est ta chance, ma vieille, ne la loupe pas ! Sinon, tu vas finir par te faire repérer par les soldats du Roi et tu te retrouveras mariée à un vieux barbon[3] en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire ! Et ça, jamais ! Seul, le puissant clan des Amazones peut t’en préserver, tu le sais.
J’espère, j’espère vraiment, que je prends la bonne décision. Sans savoir ce que sera ma vie avec elles. Elles ont mauvaise réputation, c’est certain. Toutes les horreurs qui se colportent sur elles et leur sauvagerie dans tout le royaume tournent en boucle dans ma tête. Comme si j’étais poursuivie par une nuée d’abeilles qui piquent, tour à tour, là où ça fait mal ! Je garde l’espoir que tout cela soit déformé par l’ignorance et la malveillance. J’ai peur de me tromper, de ne pas prendre la bonne décision. Pas très sûre de mon choix parce que ce matin, je suis au point de non-retour. L’angoisse me noue la gorge, me retourne l’estomac. Je suis seule pour faire un choix qui va décider du reste de ma vie ! Et puis, un choix, c’est beaucoup dire. Je me suis enfuie du château depuis plusieurs semaines et je survis dans la forêt en attendant une occasion pareille. Je peux encore passer pour un jeune garçon mais pour combien de temps ? Je vois bien que mon corps se transforme. J’aurai bientôt dix-sept ans, l’âge du mariage au royaume de Kuyrman.
Me voilà en vue du marché. Je dois atteindre la zone réservée aux esclaves. Normalement, c’est là que doivent être les Amazones. Mes maigres chausses[4] me protègent de la boue mais pas du froid, le reste de mes vêtements, pas davantage. Quelques regards soupçonneux m’incitent à ne pas rester au même endroit. Je ne peux pas échouer, je dois les trouver ! Ne pas tomber entre les mains de ces marchands d’esclaves. Mon sort serait alors bien pire que celui que j’ai fui.
Bon sang ! Ma situation n’est guère enviable et, le pire, c’est que je m’y suis mise volontairement. Je vais tenter d’obtenir un refuge auprès de personnes dont je ne sais rien. Rien d’autre que les racontars… Non ! Reste positive et centrée sur ton objectif. Respire. Comment les reconnaître ? Il paraît qu’elles sont habillées de peaux de bêtes. Autour de moi, je ne vois que des hommes couverts de matières nobles : carbone, kevlar et autres matériaux protecteurs sous lesquels se devinent des tissus chatoyants. Ce qui vient de l’Ancien Monde est considéré comme précieux et arboré avec orgueil.
J’aborde la zone réservée aux marchands d’esclaves. C’est une place carrée, encadrée par des bâtiments de petite taille en pierre. Certains portent encore les stigmates de l’Effondrement[5], d’autres ont été reconstruits. Les Amazones sont là pour acheter des esclaves, à ce qu’on dit. Je me faufile entre les stands de femmes et d’hommes, parfois à demi nus, malgré le froid. Les voir me donne la chair de poule. Si j’échoue, je risque fort de me retrouver en leur compagnie d’ici peu de temps. Les hommes que je croise sont de moins en moins recommandables et les regards sur moi plus pesants à chaque seconde. J’ai une sensation d’étouffement, comme un étau qui se resserre petit à petit sur mon torse. Je dois changer de tactique. D’un rapide coup d’œil, je cherche ce qui pourrait me permettre de me cacher, en hauteur, de façon à avoir un bon point de vue. Je repère une maison en ruine avec une ouverture béante qui a dû être une fenêtre. Après une rapide exploration, l’emplacement m’offre la position stratégique que je cherchais. Je suis accroupie, dans l’ombre. Personne ne peut me voir.
[1] Littéralement : La fin du Royaume de Kuyrman. Zone neutre entre le Royaume de Kuyrman et le territoire des Amazones.
[2] Seule ville de Kuyr-Deren, plaque tournante de commerces plus ou moins recommandables.
[3] Homme âgé
[4] Sorte de pantalon qui couvrait le corps depuis la ceinture, tantôt jusqu’aux genoux (haut-de-chausses), tantôt jusqu’aux pieds (bas-de-chausses).
[5] Ce terme désigne les événements qui ont conduit à la fin de la civilisation de l’Ancien Monde. Mais plus personne aujourd’hui ne se souvient de ce qu’il s’est passé. Il ne reste que quelques vestiges de bâtiments anciens et des matériaux, réutilisés selon les besoins du moment. »